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Entretien avec Hélia Paukner et Philippe Dagen, commissaires de la première rétrospective de Ghada Amer en France

Ghada MUCEM
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La première rétrospective française consacrée à Ghada Amer se déroulera donc à Marseille. Comment est né ce projet ?

Hélia Paukner Ghada Amer est une artiste reconnue. Elle a un parcours international et son œuvre a déjà fait l’objet de rétrospectives à Rome, à New York, mais jamais en France. Alors même qu’elle a été formée dans ce pays, qu’elle y a vécu, qu’elle est parfaitement francophone, qu’elle a obtenu en 2021 la nationalité française et qu’elle est très attachée à la France. Il y avait donc une vraie lacune historiographique à combler. Sur proposition de Philippe Dagen, le Mucem a souhaité y remédier. Le parcours méditerranéen et international de Ghada Amer répond parfaitement au projet scientifique et culturel du musée, tout comme son engagement social.

Philippe Dagen Cette proposition était elle-même née de conversations dans l’atelier de l’artiste au cours de plusieurs visites où je mesurais de mieux en mieux l’intensité des œuvres qui s’y accumulaient ; et, je crois pouvoir le dire, d’une entente amicale qui n’a cessé de se renforcer. De retour de New-York, j’en ai parlé avec le président du Mucem Jean François Chougnet, dont j’ai vite compris qu’il partageait mon admiration pour Ghada Amer.

Cette rétrospective est présentée en trois parties, au sein de trois lieux marseillais différents : comment s’organise le parcours ?

H.P. Les trois parties sont indépendantes et aucun ordre de visite n’est prescrit. En revanche, elles sont tout à fait complémentaires et abordent des thématiques différentes : le dialogue interculturel dans « Ghada Amer, Orient الغرب – الشرق– Occident »au Mucem, et l’engagement féministe dans « Ghada Amer, Witches and Bitches » au Frac – quand la Vieille Charité se concentre plus particulièrement sur les développements les plus récents de sa pratique de la sculpture sous le titre « Ghada Amer, Sculpteure ».

Enfin, pour compléter ce parcours, il faut citer les jardins du fort Saint-Jean où est installée une sculpture-jardin depuis les Journées du patrimoine, le 17 septembre, et pour toute la durée de l’exposition.

D’un point de vue plus anecdotique, la vie de Ghada Amer est une histoire de parcours. Elle est née en Égypte, a été formée en France, vit aux États-Unis. On retrouve en quelque sorte ces trois étapes dans le parcours d’exposition. On a d’ailleurs de l’arabe dans le titre de la partie Mucem, de l’anglais dans le titre de la partie Frac et du français dans celui de la partie Vieille Charité.

Ph.D. À quoi j’ajouterais seulement que la participation de plusieurs institutions est en elle-même un signe du retentissement de l’œuvre.

Au Mucem, il sera question des multiples cultures de l’artiste entre Orient et Occident.

H.P. Oui, c’est la première fois qu’une exposition questionne la façon dont la culture d’origine et les cultures d’élection de l’artiste se métissent ou s’entrechoquent dans son travail. Il ne s’agit pas d’y développer des points de vue spéculatifs sur l’islam, les prescriptions religieuses, le racisme ou la politique américaine au Moyen-Orient, mais plutôt de montrer les multiples réactions artistiques de Ghada Amer confrontée à ces problématiques à différents moments de sa vie.

C’est donc la partie la plus personnellement chargée de la rétrospective, et nous avons tenu à inclure les propos de l’artiste dans les cartels des œuvres présentées.

On en retient une critique virulente des préjugés et des invitations renouvelées à mieux connaître les cultures du Proche et du Moyen-Orient – à travers les installations Private Rooms ou Encyclopedia of Pleasure, par exemple, par lesquelles Ghada Amer étudie certains textes arabes fondateurs.

Il y est aussi question de la femme, entre Orient et Occident.

H.P. Oui, le point de départ de Ghada Amer est celle de sa propre quête identitaire : « Qui suis-je, moi, femme moderne entre l’Égypte, l’Europe et les États-Unis ? » Ses réponses sont l’expression d’une profonde aversion pour toute sorte de prescription comme celles qui s’expriment à travers les normes vestimentaires, trop souvent réduites à la question du voile. Pour Ghada Amer, l’essentiel du message c’est : « Mon corps, mon choix », dans le sens d’une liberté de se voiler ou non. Et de se dévoiler ou non. Pour elle, cette liberté-là, c’est aussi la liberté de peindre un nu. Au Mucem, on verra par exemple une réinterprétation du Bain turc d’Ingres, où le nu tient naturellement une place de choix : il s’agit d’un acte militant sur la question de la représentation du corps de la femme, mais aussi d’une réappropriation postcoloniale de l’imagerie stéréotypée de l’Orientalisme.

L’autre cheval de bataille de Ghada Amer, ce sont les stéréotypes et les amalgames, l’ignorance de l’autre. Sur les photos de la série I Paris, on voit Ghada Amer, l’artiste Ladan S. Naderi et une de leurs amies poser en voile intégral dans différents lieux touristiques à Paris, en 1990. Il s’agit de revendiquer la présence d’artistes moyen-orientaux sur la scène parisienne de l’art contemporain, mais aussi et surtout de dénoncer les stéréotypes que l’Occident associe aux femmes musulmanes : non, une femme musulmane n’est pas forcément voilée ; non, une femme voilée n’est pas forcément soumise, non, elle n’est pas non plus synonyme de menace. Dans l’exposition, nous avons donc rapproché ces images avec d’autres stéréotypes, qui sont ceux de la femme orientale fantasmée dans les cartes postales d’époque coloniale.

La partie présentée au Frac s’appelle « Ghada Amer, Witches and Bitches », que l’on peut traduire par « sorcières et salopes » : deux motifs récurrents dans ses œuvres ?

H.P. Ce sont des figures qui servent à dénigrer les femmes, mais que des féministes ont récupérées comme symboles de lutte. Ghada Amer a commencé à s’interroger sur le corps féminin à travers les patrons de couture et la question des normes vestimentaires. Puis en 1991-92, pour critiquer le regard objectivant que peuvent porter les hommes sur le corps de la femme, elle a puisé des images dans des magazines pornographiques pour les broder sur ses toiles. C’est le fondement de son travail. Au-delà d’une critique de la pornographie, on aboutit à un manifeste d’un droit des femmes au plaisir et à l’épanouissement ; l’épanouissement érotique étant aussi un symbole de l’épanouissement général. Quand Ghada Amer dessine, brode, peint ou sculpte des femmes en train de s’embrasser et de faire l’amour, c’est aussi son plaisir de peintre qui s’exprime. Sa liberté. La liberté de dessiner le corps de la femme.

Ph.D. Ce point est essentiel. Dénoncer le commerce du corps féminin tel que le pratiquent les industries du divertissement et la publicité est évidemment le point de départ. Mais Ghada Amer s’avance bien plus loin : les femmes qu’elle fait surgir sont, si l’on peut dire, les héroïnes de leur liberté et de leur jouissance, comme elle l’est elle-même en les dessinant et les peignant. Elle, femme artiste peint des nus féminins après tant de siècles de nus féminins peints par des peintres de sexe masculin.

H.P. La partie présentée au Frac aborde aussi la question de la place des femmes dans l’histoire de l’art. Lorsqu’elle faisait ses études, à la fin des années 1980, on a refusé à Ghada Amer l’accès au cours de peinture parce que les femmes peintres avaient alors de très faibles chances de faire carrière. Elle s’est donc mise à la broderie. Non pas pour célébrer l’art de la broderie, mais pour faire de la peinture. Pour conquérir petit à petit le médium de la peinture. C’est pour cela qu’elle travaille beaucoup sur les fils apparents et sur les couleurs, comme « un » peintre avec ses pinceaux.

À travers ses toiles, elle prend position par rapport aux « maîtres » masculins de la peinture du XXème siècle. Il y a beaucoup d’œuvres dans lesquelles elle fait directement référence à des peintres qu’elle admire (Josef Albers, Sol LeWitt ou encore Claude Monet), et prend place à leurs côtés. C’est ainsi qu’elle conteste la suprématie masculine dans l’histoire de l’art.

Ph.D. Dans le passé et dans le présent de l’art, car il faut réaffirmer que les œuvres des femmes artistes ont, dans le marché de l’art, des valeurs financières nettement moins élevées que celles qu’obtiennent leurs confrères de l’autre sexe. Inutile de se demander pourquoi. Je pourrais citer tel galeriste parisien fort connu qui disait fièrement il y a vingt ans qu’il n’exposerait jamais de femmes artistes… Il a du reste changé d’avis depuis. Je pourrais aussi citer bien des artistes français qui n’étaient pas moins méprisants, tout en se disant d’avant-garde et révolutionnaires.

Ghada Amer s’est plus récemment intéressée au médium de la sculpture, qui sera au cœur de la troisième partie de l’exposition, présentée dans la chapelle du Centre de la Vieille Charité.

H.P. La tridimensionnalité intéresse Ghada Amer, qui crée des installations et des sculptures-jardins dès les années 1990. Mais ce n’est que plus tard, dans les années 2010, qu’elle s’empare du bronze et de la céramique. Ce sont les développements récents de cette production que l’on peut voir dans la chapelle de la Vieille Charité.

Les œuvres en céramique sont abstraites et colorées. Elles ont un caractère très pictural : on y voit des gestes, presque des coups de pinceaux, un pur plaisir de la matière et la couleur, qui rappelle l’expressionisme abstrait.

Les trois bronzes de grand format, tous trois inédits, sont des sculptures figuratives : Ghada Amer a transposé en sculpture les motifs de pin-up dont elle a l’habitude. Mais c’est un rapport totalement renouvelé à l’espace, au volume et à la monumentalité qui s’amorce ici. L’écrin baroque de la chapelle de la Vieille Charité permet de mettre merveilleusement en lumière cette évolution.

Ph.D. Les céramiques abstraites de Ghada Amer sont pour moi des concrétions de jouissance chromatique et corporelle. Ce sont autant des danses que des sculptures.

Sur un plan personnel, quelle fut votre principale découverte lors de votre travail sur ce projet ?

H.P. Je crois bien que Ghada Amer m’a transmis, au cours de ces trois années de collaboration, un peu de son énergie émancipatrice !… Mais elle m’a aussi permis de décentrer à nouveau mon regard. Récemment encore, je voyais son œuvre à travers le prisme de mon propre arrière-plan culturel. Les pin-up par exemple sont courantes dans notre univers visuel. Mais je suis partie quelques jours en Égypte, et j’ai parlé là-bas du travail de Ghada Amer avec des personnes de son entourage : j’ai alors vraiment découvert la radicalité de son geste artistique et le courage qu’il supposait. C’est un acte fort que de peindre un nu dans un contexte où le corps et la sexualité féminins sont tabous. Cette prise de conscience a été intellectuellement et humainement très forte.

Ph.D. Sans doute, comme Hélia, de mieux mesurer quelle énergie, quelle endurance et quel courage il fallait pour résister à tant de préjugés, explicites ou implicites. Et pour ne jamais céder, mais, à l’inverse, continuer à avancer, même par vents contraires.

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