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Entretien avec l’artiste Ghada Amer

Ghada Amer's portrait
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Comment abordez-vous cette première rétrospective française ?

J’ai envie de dire « enfin ! » Je ne l’attendais plus. Je n’y croyais plus. Je suis très heureuse de cette grande exposition organisée à Marseille… Par rapport à d’autres expositions que j’ai pu faire par le passé, j’ai ici vraiment les moyens de m’exprimer. Cette rétrospective à Marseille sera certainement beaucoup plus imposante que ma première (« Love has no End » ou « L’amour n’a aucune fin »), qui avait eu lieu en 2008 au Brooklyn Museum de New York, par exemple.

Cela vous intimide ?

Non ! Je suis une courageuse. J’aime les défis. Je ne suis pas intimidée. Au contraire, ça me donne des ailes, et j’ai très hâte de voir le résultat.

Vous avez des attaches avec la ville de Marseille ?

Pas vraiment. J’ai grandi à Nice… Nice et Marseille, ce sont deux mondes différents ! Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre en venant ici… Mais je suis très heureuse d’être à Marseille, en fait. Et faire cette exposition sur trois lieux différents me permet chaque jour de me familiariser davantage avec cette belle ville.

Quelles sont vos premières impressions ?

Marseille, c’est un peu la copie d’Alger ! La lumière d’abord…. Et la population. D’ailleurs le quartier du Panier me rappelle beaucoup la Casbah.

Vos œuvres peuvent trouver une résonnance particulière dans cette ville ?

J’en suis convaincue. C’est pour cette raison que nous présentons une sculpture-jardin en langue arabe. C’est d’ailleurs la première fois que j’utilise la langue arabe dans mes jardins. L’œuvre que je présente à Marseille avait initialement été conçue pour un autre projet qui devait avoir lieu en Arabie Saoudite. Mais elle avait été refusée là-bas, car jugée trop politique. En la présentant à Marseille, je sais que le Maghreb et le monde arabe viendront la voir, donc j’atteins finalement mon but.

Cette œuvre dit « La voix de la femme est révolution »…

Et elle s’adresse à toutes celles et ceux qui sauront la lire. C’est en modifiant une seule lettre que j’ai détourné (et d’autres avant moi) l’aphorisme traditionnel « La voix de la femme est source de honte » en « La voix de la femme est révolution ». « La voix de la femme est source de honte »  est une phrase tellement récurrente, tellement ancrée dans la pensée et la culture arabo-musulmanes que beaucoup de gens ne s’apercevront peut-être même pas du changement au premier coup d’œil ! Avec cette œuvre, j’ai donc voulu inviter les gens à une prise de conscience, à réfléchir à ces idées ancrées en nous, presque malgré nous.

La question du droit des femmes vous anime autant aujourd’hui qu’à vos débuts, il y a 30 ans ?

Oui, toujours. Je crois qu’il y a encore du chemin et du travail à faire…

Aujourd’hui, on imaginerait difficilement qu’une école d’art française vous refuse l’accès à un cours de peinture sous prétexte que vous êtes une femme…

À l’époque, à la Villa Arson, les garçons avaient le privilège de pouvoir accéder à certains lieux ou à certains outils ; ils pouvaient par exemple partir seuls couper un morceau de bois et revenir… Nous, les femmes, on devait être accompagnées. Ou quelqu’un devait le faire pour nous… Oui, je parle bien de la France !

D’ailleurs, durant mes études, en 1987, j’ai passé deux semestres à la School of the Museum of Fine Arts de Boston, et là, j’avais très peur d’utiliser certains outillages qui en France étaient le privilège des garçons. Je répétais « Je ne sais pas faire ».  Alors on m’a dit que ce n’était simplement pas acceptable qu’une élève qui avait fait une école d’art ne sache pas utiliser divers outils et on m’a poussée à apprendre ! On m’a appris à pratiquer la soudure, à travailler le métal et le bois, etc. Et c’est aussi de cette manière que j’ai compris que les femmes avaient le droit de faire tout ce qu’elles voulaient.

Ce voyage à Boston m’a ouvert les yeux. À la Villa Arson, on nous disait que les femmes étaient déjà libérées, que le mouvement féministe avait déjà atteint ses buts ; alors que là-bas, j’ai découvert  que le mouvement féministe en était à sa deuxième ou troisième génération, et qu’il était encore très fort et revendicatif ! Cette découverte, j’ai souhaité la ramener avec moi, en France. Après mes deux semestres à Boston, j’ai en effet voulu revenir à la Villa Arson car c’est une bonne école ! Elle ne m’avait simplement pas donné les outils pour peindre ou sculpter, mais elle m’avait donné les outils pour penser. Et pour me battre. Et c’est fondamental, ça !

Votre pratique s’est pourtant forgée en réaction à la discrimination sexiste que vous avez vécue là-bas…

Oui, et c’est paradoxal, en effet… Mais cette réaction, j’ai pu la construire dans un mode artistique « à la française » justement.

À l’étranger, on vous considère comme une artiste française ?

Non. C’est moi qui le précise à chaque fois. J’ai obtenu la nationalité française très tard, il y a à peine un an. J’étais d’ailleurs assez enragée, durant mes études, car en plus de ne pas avoir accès aux cours de peinture, je n’avais pas non plus accès à la nationalité ! À cette époque, je voulais être française et seulement française. Je ne voulais pas du tout qu’on me dise que j’étais arabe, même si c’était inscrit sur mon visage. Mais j’ai bien été obligée d’accepter ma différence…

En même temps, mon travail artistique s’intéresse à la femme ; non pas à la femme française ou à la femme arabe, mais à toutes les femmes, car il s’agit d’une cause et d’un combat universels. La question de l’égalité des droits se pose partout. Et celle-ci ne se limite pas à la question du voile.

Votre parcours artistique s’apparente à une quête identitaire ?

« Quête », je ne sais pas si le mot est juste. Car aujourd’hui, j’ai accepté mon identité multiculturelle. Ce qui me caractérise, c’est que je cherche à interroger une culture face à l’autre. En effet, chaque culture pense qu’elle a raison. Et c’est en prenant du recul, en parvenant à « s’extraire » de cette culture, que l’on réussit à la regarder, à l’interroger, à la critiquer.

La culture asiatique, je ne peux la juger, car je ne la connais pas. Mais je peux très bien regarder la culture arabe, la culture française et la culture américaine parce que je les ai vécues. Je me sens libre de les comparer. Et de prélever, au sein de chacune de ces cultures, ce qui me plaît.

Depuis peu, il semble que vous ayez noué un rapport plus étroit avec la culture et la langue arabes…

Quand j’étais en France, toutes mes œuvres étaient en français. Et puis quand je me suis installée aux États-Unis, j’ai fait des œuvres en anglais. Ensuite est venu le printemps arabe… C’est à ce moment-là que je me suis aperçue que les gens dans le monde arabe étaient beaucoup plus engagés politiquement que je ne le pensais. Dans les manifestations, j’ai vu des slogans merveilleux et j’ai commencé à tout noter. C’est comme cela que dès 2011, j’ai fait mes premières toiles en arabe.  J’ai compris qu’avec cette langue, je pouvais m’adresser à un public qui pourra me lire et me répondre.

La sculpture-jardin présentée au fort Saint-Jean, A Woman’s Voice Is Revolution, avait été conçue pour l’Arabie Saoudite au départ…

Oui, mais elle a été refusée là-bas.

Elle a été censurée ?

Disons qu’ils n’en ont pas voulu.

C’était une provocation de votre part ?

Je n’ai pas proposé cette sculpture à l’Arabie Saoudite par provocation. Mais à ce moment-là, c’était l’idée et le projet artistique qui me hantait… Cette sculpture devait être installée dans un désert ; je voulais la remplir de roches volcaniques. Cela allait être très beau… Mais ils ont eu peur, je crois… Vous savez, la situation en Arabie saoudite est en train de changer socialement et politiquement ; il se passe des choses étonnantes là-bas… Mais je pense qu’ils ont peur de mots comme « révolution ».

J’ai vécu à peu près la même chose au Qatar : là-bas, ils ne voulaient pas que j’expose mes peintures avec des femmes nues… C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai commencé à faire de la sculpture non brodée : à travers ce nouveau langage, j’ai pu continuer à parler de mes sujets de prédilection, mais de façon beaucoup plus subtile et plus « soft ». J’ai joué le jeu et j’en suis très contente. Car depuis, je suis tombée amoureuse de la sculpture et de la céramique.

Au point d’arrêter la broderie ? Oh non ! J’ai passé 30 ans de ma vie à essayer de peindre sans la peinture, à tenter de créer un langage féminin par la broderie…  J’ai fabriqué mon propre alphabet… Et c’est seulement maintenant que je commence à écrire.

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